Contexte
Le Premier ministre Sébastien Lecornu devait prononcer une déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale les 13 et 14 octobre 2025, au cœur d'une crise politique liée à la réforme des retraites adoptée en 2023. Le Parti socialiste a conditionné son abstention face à une motion de censure à la suspension ou au gel de certaines mesures de cette réforme. Des débats politiques, syndicaux et économiques se sont articulés autour de cette demande.
Positions politiques et demandes
Le Parti socialiste a demandé une "suspension immédiate et complète" de la mesure d'âge légal, en visant un gel temporaire du relèvement progressif de l'âge de départ. La CFDT a exprimé des demandes similaires sur l'âge légal sans exiger la modification de la partie relative à la durée de cotisation. D'autres formations politiques et organisations patronales, dont Les Républicains, Horizons et le Medef, se sont déclarées opposées à une suspension.
Dans une interview, l'ancien président François Hollande a préconisé une suspension de la réforme jusqu'à l'élection présidentielle, assortie de demandes complémentaires formulées par le PS : une contribution sur les patrimoines les plus élevés et l'absence de recours à l'article 49.3 pour éviter d'écarter le débat parlementaire. L'eurodéputé Bernard Guetta a aussi présenté la suspension comme une mesure nécessaire pour favoriser la stabilité politique.
Certaines voix au sein du camp présidentiel, y compris des responsables qui avaient soutenu la réforme initiale, ont évoqué la possibilité d'un décalage dans le calendrier d'application de la mesure d'âge.
Modalités techniques d'une suspension
La réforme de 2023 prévoit un relèvement progressif de l'âge légal de départ de 62 à 64 ans, à raison d'un trimestre par an, et un allongement progressif de la durée de cotisation pour atteindre 43 années pour les générations les plus jeunes. Une suspension pourrait prendre plusieurs formes :
- gel temporaire de l'âge légal au niveau applicable à une génération donnée (par exemple 62 ans et 9 mois pour la génération 1963) ;
- gel à 63 ans, avec effet différé selon les générations ;
- modification du calendrier d'application tout en conservant l'objectif d'atteindre 64 ans à terme.
La CFDT a indiqué, sur la base de chiffrages des services de l'État, qu'environ 600 000 personnes pourraient bénéficier d'un gel de l'âge légal en 2026 et 2027 selon l'hypothèse retenue.
La réforme comporte également une accélération de l'augmentation de la durée de cotisation (passage progressif de 42 à 43 ans selon les générations). Suspendre cette partie impliquerait de revenir au calendrier antérieur prévu par la réforme de 2014.
Estimations des coûts et impacts macroéconomiques
Plusieurs estimations publiques et instituts ont quantifié les effets budgétaires et macroéconomiques associés à la suspension ou à l'abrogation de la réforme et, séparément, à l'instabilité politique :
Un institut d'analyse conjoncturelle (OFCE) a estimé que la crise politique ouverte depuis juin 2024 pouvait réduire la croissance de 0,5 point d'ici fin 2025, soit une perte de richesse d'environ 15 milliards d'euros, liée à un recul de l'investissement et de l'emploi et à une hausse de l'épargne des ménages.
Le ministre de l'Économie a estimé que modifier le régime des retraites générerait des coûts "de centaines de millions d'euros en 2026, et des milliards à partir de 2027" si la mesure d'âge était gelée.
La Cour des comptes a estimé que maintenir l'âge légal à 63 ans entraînerait un coût complet de l'ordre de 13 milliards d'euros pour l'exercice 2035, comprenant une dégradation du solde des retraites et une baisse de recettes publiques.
Les comptes du régime de retraites présentaient, selon les éléments disponibles, un déficit de l'ordre de 6 milliards d'euros pour l'année en cours, malgré l'application de la réforme.
Par ailleurs, la conjoncture financière (taux d'intérêt en hausse) et le vieillissement démographique augmentent la sensibilité du système de retraite aux déficits et au coût de la dette publique, qui comporte des charges d'intérêt annuelles conséquentes.
Options institutionnelles et effets prévisibles
Trois grandes options politiques ont été évoquées : la suspension temporaire de la mesure d'âge, l'abrogation de la réforme ou la non-concession et la poursuite du processus législatif actuel. Chacune présente des conséquences distinctes :
Suspension temporaire : limite dans le temps l'effet sur les cohorts futurs mais crée un coût budgétaire immédiat et suscite des discussions sur la reprise du calendrier ultérieur.
Abrogation : décision plus lourde politiquement et techniquement, notamment pour les générations déjà affectées par l'entrée en vigueur des dispositions.
Maintien de la réforme sans concession : risque d'une crise politique prolongée, pouvant entraîner une dissolution ou la chute du gouvernement, avec des impacts institutionnels et budgétaires (retard de vote du budget, période de transition gouvernementale).
Des responsables ont souligné que la dissolution après une censure entraînerait une période de suspension des décisions budgétaires et administratives pouvant durer plusieurs semaines, avec des conséquences sur la préparation des budgets locaux et nationaux.
Conclusion
La discussion porte sur un arbitrage entre des coûts budgétaires à court et moyen terme associés à une suspension et les risques politiques et macroéconomiques d'une crise institutionnelle prolongée. Les estimations chiffrées présentées par des organismes publics et des acteurs politiques convergent sur l'existence d'un coût substantiel lié à une suspension, tandis que d'autres acteurs mettent en avant le coût économique et institutionnel de l'instabilité. La décision relève d'arbitrages politiques entre ces différents risques et contraintes.